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Axelle Rioult. Traces & passages.

   La mémoire et sa transmission sont centrales dans le travail d’Axelle Rioult. Comme un ensemble de ramifications, ses œuvres s’épanouissent autour de ce tronc commun. Les prétextes à l’œuvre (commandes, résidences, contextes particuliers) restent marqués par un besoin de questionner le rapport au passé, à l’héritage familial et à la trace. Si la photographie est le médium privilégié de l’artiste, elle explore également le volume et les installations. Les formes biologiques, figuratives ou abstraites, peuplent son travail, mais la figure humaine y apparaît très peu. Dans un contexte de surreprésentation de l’humain, dont la mode des selfies est l’exemple le plus frappant, ne pas montrer est un parti pris. Pour autant, la présence humaine apparaît en filigrane, notamment dans certaines formes comme le cerveau. Cette image évoque encore la mémoire. Or celle-ci s’efface vite, pourtant c’est bien par elle que les histoires se transmettent. Elle reste donc un endroit de mystère et de questionnements, d’autant qu’il n’y a pas qu’une mémoire individuelle mais aussi des mémoires collectives partagées (celles de la famille, de l’endroit où l’on vit, de la société dans laquelle on évolue). La mémoire se formalise alors par la trace, tandis que la transmission apparaît sous forme de passage. Les fenêtres, les voiles, les chemins sont ainsi des éléments récurrents dans le vocabulaire plastique de l’artiste, suggérant cette idée de passage. La photographie permet alors de fixer les instants afin de servir – plus ou moins précisément – la mémoire, non pas pour représenter le réel, mais pour réactiver le potentiel mémoriel des images. Le travail d’Axelle Rioult ouvre à des images ou formes qui sont évocatrices, sujettes à l’interprétation. Sans cesse réinterprétées, les œuvres sont donc constamment activées, « vivantes » en un sens. L’environnement naturel, urbain, quotidien, sous forme de paysage ou encore de détail, est également un élément récurrent dans le travail d’Axelle Rioult. L’attention pour les ambiances et détails du quotidiens, des éléments simples, est dans la veine de photographes de sa génération comme Philippe Durand ou Valérie Jouve. Créer des images photographiques dans cette optique est surtout prétexte à capturer un environnement donné par le biais d’un appareil photographique. Son « œil » va s’ouvrir et se fermer pour saisir un instant. Ce passage du monde réel au monde représenté est aussi une transition entre extérieur et intérieur. Une captation du monde réel est saisie dans un boîtier. L’intérêt d’Axelle Rioult pour la photographie peut se comprendre au regard de son intérêt pour les moments de passage. Si l’on regarde par la fenêtre, est-on encore à l’intérieur, n’est-on pas déjà un peu dehors ? Le regard a cette capacité à faire le lien entre intérieur et extérieur : on ferme les yeux pour rêver et se couper des autres, on ouvre les yeux pour se connecter à l’extérieur. Entre les deux mondes, certains objets ou éléments prennent alors la fonction de passage, comme le rideau de la fenêtre.


   La série Hors-voir est née d’un projet sur les migrants africains arrivant au Sud de l’Italie en collaboration avec Ettore Labbate. Une édition et une installation sont issues de cette collaboration. Dans la continuité de ce travail, Axelle Rioult a fait tirer sur Dibond trois photographies présentées dans des caissons en plexiglas. Faisant le lien avec son histoire personnelle, Axelle Rioult a réutilisé des photographies prises par son grand-père. C’est dans son laboratoire qu’elle a découvert la magie de la photographie. L’utilisation dans ce contexte spécifique d’images familiales s’explique par le désir d’émigration, de voyage, qui est présent dans sa famille. Elle vient alors interroger les raisons qui peuvent motiver ou annuler un départ, comprendre l’envie d’ailleurs. Des graines de liseron ou de sésame, aux formes très graphiques, sont placées sur ces photographies anciennes. Elles sont un rappel des préoccupations écologiques de l’artiste, autant qu’une évocation des raisons qui poussent certaines populations à partir : famine, changement climatique. Par association, les graines font également penser aux racines et à la notion de transmission. Comment transmet-on une histoire de famille après une émigration ? Comment le déplacement vient-il créer une nouvelle histoire ? De la même façon, une nouvelle image émerge après avoir associé la photographie de famille et les graines. L’utilisation du liseron permet de s’interroger sur la réception difficile de ces immigrations par les pays d’accueil. Depuis longtemps, les termes de « mauvaise graine » ou de « plantes invasives » sont des métaphores utilisées pour désigner les populations humaines ennemies ou immigrantes. Ils disent bien la difficulté à faire une place à l’Autre. Ici, la superposition des graines sur les anciennes photographies ne vient pas brouiller le résultat, il recadre, il équilibre différemment les choses. Cette rephotographie vient suggérer le potentiel de la rencontre de deux éléments distincts au départ. Le dispositif d’exposition de ces images fait partie intégrante de l’œuvre. Elles sont présentées dans des caissons en plexiglas qui permet de les voir à travers une vitrine. De petits formats, les images se glissent au fond du caisson permettant de jouer sur une profondeur. L’image vient en effet se refléter sur les bords du cadre en plexiglas, questionnant les limites de l’image. La transparence des plexiglas fait ressortir le contraste des images noir et blanc et souligne le passage entre l’intérieur du lieu d’exposition et la rue, entre ce qui est considéré comme interne et externe.


   Dans une série photographique récente, Genius Loci (2015), l’artiste a cherché à capturer l’esprit du lieu tout en restant sur des questionnements similaires. En rendant visible la subjectivité du cadrage qui varie selon les photographies, des choix opérés dans le paysage, elle crée un espace dans lequel le spectateur est invité à entrer. L’extérieur devient intérieur. Ce n’est plus tant un paysage que l’on regarde, ou un détail végétal, qu’un espace prêt à accueillir le regard et qui invite à renouer avec un monde naturel. La trace humaine est paradoxalement partout visible : dans le tas de foin, la barrière, l’ornière d’un chemin, l’arbre coupé. Il n’est pas question de nature sauvage, mais d’une nature qui porte les traces d’un passage humain. Ce faisant un lien se crée avec le spectateur, comme s’il s’agissait de mettre nos pas dans ceux qui sont passés là avant. L’environnement naturel est mis à portée de regard et s’offre à nous. L’historien d’art du XXe siècle Ernst Gombrisch a écrit que le mythe, souvent décliné en peinture, est une vision et une allégorie de la nature créé afin de mieux l’appréhender. Sans reprendre les codes formels de la peinture, Axelle Rioult présente des images qui portent la trace du rapport imaginaire à la nature : lieu de fantasme, de drame comme de bien-être.


   La série Traces 1 (2017), dix-huit photographies noir et blanc imprimées sur papier, cadre de façon très serrée des herbes hautes. La variation d’une photographie à l’autre fait apparaître une trace de passage, chaque fois différentes. Issues d’un projet mené dans quatre pays (Danemark, France, Italie, Tunisie), elles marquent à la fois une similitude – les herbes hautes sont partout semblables – et une disparité, qui est liée à la trace elle-même. Humaines ou animales, ces traces montrent une grande qualité graphique qui les rapproche d’un travail de peinture. La notion d’humilité (humilitas, dérivé de humus) est importante dans le travail d’Axelle Rioult car cette notion se rattache autant au quotidien qu’à la terre (humus). Il y a donc une association entre deux thèmes de prédilection de l’artiste, l’environnement quotidien et familial et le rapport à la terre. L’idée d’humilité est évidemment présente dans cet ensemble qui porte une attention spécifique au foulement de l’herbe et à la trace qui reste.


   Cette approche valorisant l’humilité a amené à une autre installation, intitulée Traces (2017). Elle s’inscrit dans le prolongement du travail précédent. L’œuvre consiste en deux vitrines en plexiglas, fermées et disposées sur un piètement métallique. De la cendre constitue une sorte de paysage lunaire sur lesquelles, dans une des vitrines, des céramiques sont disposées, tandis que dans l’autre un seul fossile apparaît. Les céramiques noires reprennent la forme du fossile. Elles ressortent sur la cendre grise claire et évoquent la calcination d’un élément organique indéfini. Le fossile, isolé, est posé aux côtés de traces reprenant sa forme. Il ne reste plus que lui et la trace de ce qui a existé. Si l’ensemble fait penser à un détail de paysage post-apocalyptique (ce que l’on retrouve dans la vidéo Gaze 3), une certaine douceur transparaît. Il est ainsi difficile de savoir à quelle temporalité se référer car l’installation évoque autant un passé archéologique qu’un futur apocalyptique. La transparence du dispositif de monstration met en valeur le paysage de cendre, ses mouvements ondulatoires et permet d’observer ces objets comme s’ils étaient à étudier scientifiquement.


   Fonctionnant sur l’association d’images produites à différentes périodes, l’installation Mnémosyne propose une traversée temporelle. Les images sont présentées sur une grande surface murale à distance et hauteur variables les unes des autres, bien que s’inscrivant dans un large cadre invisible dessiné par l’emplacement des images. Cela peut faire penser à un accrochage chaotique d’un salon du 18e siècle, période où la peinture mythologique avait une grande valeur académique. Le mode d’accrochage est en lien avec le titre, Mnémosyne, qui réfère explicitement à la mythologie grecque. Mnémosyne est la déesse de la mémoire, fille d’Ouranos (le Ciel) et de Gaïa (la Terre). La référence à cette déesse s’explique par le travail de mémoire effectué par l’artiste pour retraverser les images qu’elle a produit depuis le début de son travail. Aucune ne fait cependant référence à la mythologie. L’accrochage prend donc ses distances avec l’accrochage dix-huitiémiste en laissant des aérations, comme autant de circulations possibles. L’artiste se réfère également aux dispositifs visuels très éclatés de l’artiste contemporain Wolfgang Tillmans. L’ensemble se conçoit, ici, comme une traversée de l’univers visuel et des questionnements d’Axelle Rioult. Il fonctionne comme un milieu écologique, les images coexistant ensemble et s’influençant les unes et les autres. Ce travail fait aussi le lien avec l’Atlas Mnémosyne de l’historien d’art Aby Warburg (1866-1929). Sa vaste bibliothèque portait le mot « Mnémosyne » sur le dessus de la porte. Le travail de l’Atlas Mnémosyne, réalisé sur plusieurs décennies, a consisté à mettre en espace dans sa bibliothèque des images provenant de diverses sources. Ce faisant, il a souligné la façon dont l’imaginaire européen était construit ainsi que les références visuelles qui participaient à cet imaginaire et à une certaine compréhension du monde. L’humain élabore un système visuel qui lui permet de se repérer et d’associer des images à certaines valeurs ou émotions. Dans son installation, Axelle Rioult propose au public de s’approprier et de circuler entre ses images qui participent à nos représentations du monde. Certaines images sont ainsi des vues macroscopiques et d’autres zooment sur un détail. Ce travail sur la distance focale rappelle, entre autres, le travail de la photographe contemporaine Sophie Ristelhueber. Mnémosyne est ainsi un point de départ qui invite à cheminer, faire des allers-retours et confronter des représentations et des références distinctes.


   Les notions et idées qui fondent l’ensemble de cette œuvre, la mémoire et la transmission principalement, se retrouvent dans un intérêt pour certains problèmes sociaux majeurs (immigration, crise écologique). L’artiste fait alors constamment le lien entre son univers personnel et l’extérieur, faisant dialoguer intérieur et extérieur, macroscopique et microscopique. L’immigration va, par exemple, trouver une résonance dans son histoire familiale. Cela explique les effets de voilement/dévoilement qui correspondent aussi à la frontière entre vie personnelle et vie artistique, intérêt pour les autres et préoccupations personnelles. Dans son travail, Axelle Rioult met en œuvre un fonctionnement qui amène à déplacer le regard sur des éléments peu visibles. De ce fait, elle révèle la capacité du regard à voir de près et de loin, et dans la logique de Warburg, à nous positionner dans notre compréhension du monde de façon impliquée ou distanciée.

Camille PRUNET
Juin 2017

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